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La marque du drow

Le hurlement à glacer les sangs rebondissait en notes brutes, douloureuses, sur les murs de pierre du réseau de grottes, éveillait des échos jusqu’au cœur de la montagne.

Les pointes de l’épée et de la dague de Le’lorinel plongèrent vers le sol. L’elfe arrêta son entraînement, se tourna vers la porte ouverte de sa salle, vers le couloir au-dehors. Le cri atroce y résonnait toujours.

— Qu’y a-t-il ? demanda Le’lorinel à la silhouette qui se précipitait dans le corridor.

Gemme Poivre, sans doute, supposa l’elfe en s’élançant à sa suite, pourchassant la femme par les voies souterraines tortueuses jusqu’à l’ensemble de vastes salles situées juste au-dessous des quartiers de Sheila Kree et de ses fidèles lieutenants, porteurs de la marque ; jusqu’à l’antre de Chogurugga et de Bloog.

Le’lorinel, à son entrée, dut tout de suite plonger de côté pour éviter l’énorme chaise projetée contre la paroi de pierre où elle s’écrasa. L’abominable hurlement retentit encore, poussé par Chogurugga. En regardant au-delà de l’ogresse, on comprenait qu’il s’agissait d’une expression de chagrin, car au milieu de la salle gisait le corps bouffi d’un autre ogre, dans la fleur de sa jeunesse.

Sheila Kree et Bellany se tenaient devant le cadavre, à côté d’un troisième ogre agenouillé, son énorme et hideuse tête reposant sur le torse du mort. Le’lorinel crut d’abord qu’il s’agissait de Bloog, mais le chef gigantesque observait la scène de plus loin, contre un mur, un masque d’angoisse feinte sur la figure.

L’elfe se demanda si Bloog n’était pas responsable de cette fin tragique.

— Bathunk ! Bébé ! glapissait Chogurugga avec un chagrin très étonnant chez une mère ogresse. Bathunk ! Bathunk !

Sheila Kree voulut aller lui parler – peut-être pour la consoler –, mais, à ce moment, Chogurugga eut une nouvelle crise de rage. Elle souleva un rocher dans l’âtre gigantesque pour le jeter contre une paroi, non loin d’ailleurs de Bloog qui dut l’esquiver.

— Ils ont trouvé le corps de Bathunk près d’un poste avancé, au nord, expliqua Bellany à Gemme et Le’lorinel en s’approchant. Plusieurs ont été tués, semble-t-il. Celui-là, Grosdoigt, a jugé préférable de rapporter ce cadavre.

Elle désignait l’ogre agenouillé sur le corps.

— On dirait à t’entendre que tu lui donnes tort, remarqua Gemme Poivre.

Bellany haussa les épaules comme si le sujet n’avait guère d’importance.

— Regarde-la, c’est une épave ! chuchota-t-elle avec un mouvement de menton en direction de l’ogresse désemparée. Elle est partie pour tuer de ses mains la moitié de son clan de la Crique Dorée, ou pour se faire déchiqueter par Bloog…

— … Ou par Sheila, supposa Gemme.

À son attitude, il paraissait en effet évident que Sheila Kree perdrait vite patience avec l’ogresse.

— Ce n’est pas impossible, approuva Bellany sans aucune émotion.

— Comment est-ce arrivé ? demanda Le’lorinel.

— Ce n’est pas si rare. On perd quelques ogres tous les ans, surtout l’hiver. Ces imbéciles sont tout simplement incapables de se retenir, ils ont toujours besoin d’aller écrabouiller des gens ! Les soldats en poste sur l’Épine dorsale du Monde sont tous des vétérans, des proies pas si faciles, même pour des monstres aussi puissants et bien équipés que les ogres de Chogurugga.

Pendant que Bellany apportait ces précisions, Le’lorinel s’approchait discrètement du cadavre boursouflé de Bathunk. Apparemment, Sheila avait plus ou moins calmé l’ogresse, pour l’instant… l’elfe osa avancer encore, se pencha pour examiner le corps de plus près.

Soudain, son souffle se fit court. Il y avait de nombreuses coupures sur Bathunk, admirablement placées, souvent incurvées. Telles les lames d’un cimeterre ! Remarquant une ecchymose sous la hanche de l’ogre, Le’lorinel tendit la main pour la soulever légèrement. La marque imprimée sur la peau rappelait celle du plat d’une arme à la courbure délicate, à la forme très proche de celles fabriquées exprès pour Tunévec afin de lui faire jouer le rôle d’un drow bien connu !

L’elfe leva soudain les yeux ; il lui fallait assimiler ces faits, mais, clairement, ce n’était pas un soldat ordinaire qui avait abattu l’ogre en pleine force.

Le’lorinel faillit éclater de rire. Voir Bloog en pleine parodie de chagrin, reniflant, essuyant des yeux secs, ne faisait qu’aggraver son hilarité ! Un nouveau rugissement retentissant non loin lui rappela alors qu’une ogresse de sa connaissance risquait fort de n’admettre aucun signe de joie dans son entourage.

Après avoir quitté la grotte par l’issue non loin de Gemme et Bellany, l’elfe rejoignit en courant le niveau des quartiers des lieutenants. Là, enfin, le rire put éclater, venu du cœur, un rire à la fois d’excitation et d’appréhension.

Sans aucun doute, Drizzt Do’Urden avait tué le monstre. Il était dans les parages ! Et pas bien loin, si Grosdoigt avait pu transporter Bathunk jusqu’ici par un temps pareil.

— Grand merci, E’kressa, murmura Le’lorinel, portant d’instinct les mains à ses armes avant de les relever.

Les doigts de sa main droite firent tourner l’anneau enchanté à sa gauche. Après toutes ces années, cela allait se produire ! Après toute cette préparation minutieuse, l’étude approfondie du style de Drizzt au combat, de sa technique, après l’entraînement, la consultation de certains des épéistes les plus accomplis du nord de Faerûn pour trouver la parade aux manœuvres connues du drow… après le prix qu’il avait fallu payer cette bague, les divers services, l’information – des années de labeur !…

Le’lorinel avait du mal à respirer. Drizzt approchait. C’était certainement ce drow redoutable qui avait abattu Bathunk.

L’elfe arpenta un moment sa chambre, puis sortit dans le couloir, passa devant les quartiers de Bellany et de Sheila, se rendit dans la pièce plus petite où Gemme Poivre s’était installée pour l’hiver, au bout du corridor.

Les trois femmes arrivèrent un peu plus tard, secouant la tête, partageant des plaisanteries de mauvais goût sur l’ogresse échevelée. Sheila Kree l’imitait avec un certain talent.

— Pourquoi partir si tôt ? demanda Bellany. Tu as raté le meilleur !

— Pauvre Chogurugga ! prononça Gemme en souriant largement.

— Pauvre Bloog, tu veux dire ! rectifia tout de suite Sheila. (Les trois bandits éclatèrent de rire.) Très bien. T’as intérêt à nous dire c’que tu sais ! annonça Sheila à Le’lorinel en voyant que l’elfe ne se joignait pas à la gaieté générale, ne daignait même pas avoir le plus léger sourire, mais considérait le groupe d’un regard bleu et or brûlant d’intensité.

— Parce que j’étais là quand Bathunk a été tué, peut-être ?

Bellany eut un rire.

— Tu sais quelque chose, affirma-t-elle. Dès que tu as examiné le cadavre…

— Tu crois qu’c’est ce foutu drow qui l’a eu, déduisit Sheila Kree. (Le’lorinel ne répondit pas, conserva son attitude grave, raide.) Mais oui, c’est ça !

— Les montagnes sont vastes, pleines d’adversaires redoutables, objecta Gemme Poivre. Il y en a des milliers qui auraient pu abattre ce jeune ogre téméraire !

Bellany, sans laisser à l’elfe le temps de répondre, fit : « Hmm » avant de se placer devant ses deux complices, pensive, une main fine tapotant ses lèvres serrées.

— Toi, tu as vu les blessures, remarqua la sorcière.

— Des blessures incurvées, telles qu’en feraient un cimeterre, confirma Le’lorinel.

— Fort bien placées, nota Gemme. Ce n’est pas un bleu qui les a infligées. Je sais aussi que Chogurugga avait donné à Bathunk une bonne partie des potions que tu lui avais remises, ajouta-t-elle à l’adresse de Bellany.

À ces mots, même Sheila haussa les sourcils. Bathunk n’était décidément pas le premier ogre venu à affronter ! Il était immense, très fort, bien entraîné, et ces potions lui avaient apporté des atouts sérieux.

— Il s’agissait de Drizzt, affirma Le’lorinel. Il n’est pas loin, il nous cherche sans doute.

— C’est ce qu’a dit le devin qui t’a fait venir ici, rappela Bellany qui connaissait bien l’histoire.

— E’kressa le gnome, oui. Il m’a dit de rechercher la marque de Crocs de l’égide, car elle me mènerait à Drizzt Do’Urden.

Gemme et Bellany échangèrent un regard, puis se tournèrent vers Sheila Kree qui, tête baissée, paraissait plongée dans ses pensées.

— Ç’aurait pu être des soldats à cette tour, énonça enfin le chef pirate. La garde a pu obtenir des renforts d’un village… ou bien ça pouvait être une bande de héros en vadrouille, ou d’autres monstres encore qui voulaient l’butin.

— Il pouvait s’agir de Drizzt Do’Urden ! contra Gemme qui avait eu affaire directement à ce drow redoutable et à ses compagnons d’aventure.

Sheila considéra la grande et belle femme, hocha la tête, puis regarda l’elfe.

— Tu t’sens d’attaque, si c’est lui, s’il arrive ?

— C’est ce que j’attends depuis des années, ce vers quoi tendaient tous mes préparatifs ! assura Le’lorinel, dos bien droit et fier, tête en arrière, poitrine conquérante.

— S’il a pu abattre Bathunk, c’est un sacré combattant, en doute pas ! ajouta le chef pirate.

— Mais nous serons toutes là pour t’aider, remarqua Bellany.

Cette déclaration ne parut pas ravir l’elfe qui répliqua :

— Je le connais aussi bien qu’il se connaît lui-même. S’il vient nous affronter, il mourra.

— Embroché par ta lame…, fit Bellany, souriante.

— … ou par la sienne propre, compléta Le’lorinel qui aimait à jouer sur le mystère.

— Alors espérons qu’c’est bien l’Drizzit, conclut Sheila. Mais tu peux pas avoir d’certitude ! Les tours dans ces montagnes sont bien gardées, beaucoup dans l’clan de Chogurugga se sont fait tuer en les attaquant ou même en passant seul’ment dans les parages. Y a trop d’soldats dans le coin, trop de héros en mal d’aventures ! On peut pas savoir si c’est Drizzt ou quelqu’un d’autre.

L’elfe n’insista pas. Sheila pouvait bien penser ce qu’elle voulait.

Mais les mots d’E’kressa demeuraient. Le’lorinel avait la conviction absolue que Drizzt serait bientôt là, et se sentait en mesure de l’affronter. Rien ni personne d’autre n’avait d’importance, ni Sheila, ni les compagnons du drow, ni les ogres.